Les applications des smartphones sont-elles vectrices de connexions ou de relations ?

Y aurait-il une opposition entre le monde réel et Internet ? S’enrichissent-ils au contraire l’un l’autre ?

 

Si l’on regarde les cohortes de piétons aspirés par un écran et une application mobile pour se repérer dans l’espace, on peut se questionner sur la manière dont ces outils vont les aider à ressentir les environs lorsque l’intelligence spatiale était un bien précieux de notre héritage évolutif. En quoi marcher les yeux rivés sur son écran permet-il de se connecter à ses ressentis, à ce qui nous environne ? De la même façon, est-ce que des applications comme Facebook, Instagram ou Snapchat créent réellement du lien ou nous isolent-elles davantage ?

Pour répondre à ces interrogations, je suis allé à la rencontre de trois personnalités qui ont des vécus très différents et des avis distincts sur le sujet :

« Je ne vois rien d’objectif qui permette d’assurer que les applis nous isolent, remarque Luc Ferry. Quelles sont les données factuelles qui le démontrent ? On nous rebat les oreilles avec un discours dominant contre l’individualisme, mais la vérité est qu’au regard des siècles passés, jamais nos vieilles démocraties européennes n’ont été aussi soucieuses qu’aujourd’hui de fraternité et de lien social. Pour le coup, toutes les enquêtes d’opinion sur la montée du caritatif sont formelles : le souci des autres ne cesse de croître et d’embellir depuis la Seconde Guerre mondiale. »

Carlo d’Asaro Biondo, Directeur des activités de Google en Europe du Sud et de l’Est, au Moyen-Orient et en Afrique, pendant dix ans, voit dans le moteur de recherche qu’il représentait un formidable outil pour « s’augmenter » et créer du lien : « Les réseaux sociaux et Google sont des augmentateurs de relation si, à la base, tu es dans une relation », affirme-t-il. Prenant le cas de Facebook, je lui rétorque que si l’intention de départ, sur le campus d’Harvard, était de créer du lien, ce réseau me semblait aujourd’hui réduit à de la connexion standardisée. Postés derrière nos écrans, perdant le fil du ressenti, de la relation, nous ne sommes plus dans la « vraie vie » –  les plus malheureux, les plus seuls, utilisant même ce moyen pour se cacher, se mentir, rechercher l’approbation de l’autre. Le piège des réseaux « sociaux » n’est-il pas de tomber dans l’égocentrisme plutôt que dans l’égocentrage, comme en témoigne la culture du selfie et de ces images qui hurlent « regardez comme ma vie est parfaite », témoignant d’une grande peur de l’abandon ?

Selon Mikaël Maslé, délégué général de la Réunion des organismes d’assurance mutuelle (ROAM), dont la réflexion porte aussi sur la prospective, « nous nous perdons dans tous les canaux et nous n’avons pas le temps. Facebook, c’est soi-disant des amis, que vous ne rencontrerez finalement jamais, que vous ne verrez jamais de votre vie. Il faut passer du temps humain en faisant abstraction des outils numériques. Quatre heures trente de connexion en moyenne pour un jeune ! Nous regardons deux cents fois par jour notre téléphone… Nous devons à tout prix nous désintoxiquer ! »

Tous sur nos écrans. Les aplications des smartphones sont-elles vectrices de connexions ou de relations ?

Carlo d’Asaro Biondo, quant à lui, ne partage pas cette vision : « Dans un premier temps, il y a eu effectivement de la gestion de l’ego, et ça me faisait peur à moi aussi. Mais ça a évolué : comme je crée la réalité dans laquelle je vis, je la crée à mon image. Je parle à qui je veux, je partage ce que je veux. J’ai à ma portée un degré de liberté dans la relation que j’organise à ma guise. C’est difficile de porter une critique sur la profondeur de la relation. C’est une donnée subjective, laquelle dépend de notre propre conception. La relation en est approfondie car c’est un outil de plus mis à notre disposition. C’est à la fois au service de la relation intime comme de la connexion, un moyen d’étendre le cercle des intimes à l’élargissement public ».

Carlo d’Asaro Biondo pense que nous devrions sortir de la « querelle d’anciens », de cet antagonisme entre le monde réel et Internet, de la peur que véhiculent ces changements. Il estime que c’est un regard que ne portent absolument pas les natifs des années 2000, nés avec un portable à la main. « C’est un organe de plus à notre disposition, un lien entre le virtuel et le réel. Google devient dès lors un outil d’augmentation extraordinaire et on passe de plus en plus de temps avec. L’outil nous pousse d’ailleurs à nous poser des questions sur des sujets extrêmes qui nous laissaient indifférents auparavant : un tiers d’entre elles chaque mois sont nouvelles ! Avant de rencontrer une personne pour la première fois, on peut le googleliser, passer du temps à faire des recherches, afin de mettre en place la meilleure relation possible. Ça ne remplace pas la vraie rencontre, bien sûr, mais ça va la magnifier, l’augmenter. En revanche, attention à l’usage de ces informations : il faut toujours se méfier des dérives, notamment celles qui touchent à la vie privée, et poser des cadres de réflexion sur les limites. C’est ce à quoi nous veillons en permanence chez Google : comment faire évoluer l’outil pour qu’il devienne efficace par rapport aux changements profonds de la société ? Est-ce que l’I.A. va changer nos valeurs ? Et c’est là que l’humain doit revenir au centre. Nous participons à des échanges constants pour y réfléchir. Du reste, seule la moitié des employés de Google sont ingénieurs, les autres se doivent d’être dans la critique, la réflexion. L’ensemble nous permet d’être dans l’accès à la connaissance et aux liens plutôt qu’aux résultats financiers à court terme. Finalement, il n’y a rien de plus humain que ces outils car ils challengent notre propre architecture de pensée, ils nous augmentent et font croître notre intelligence logicomathématique… dès lors que l’on comprend les avantages énormes à les utiliser. Et, bien sûr, qu’il est possible de mixer ressentis naturels et outils d’augmentation ! »

Nul doute donc que l’approfondissement de la connaissance grâce à ces outils crée du lien avec ses semblables. Des communautés d’intérêts divers se construisent, les passions exprimées à travers les questions sur les moteurs de recherche créent de la solidarité.