28 Oct Des limites de l’intelligence mathématique
« Les chiffres sont des êtres fragiles qui, à force d’être torturés, finissent par avouer tout ce qu’on veut leur faire dire ».
Alfred Sauvy, économiste et démographe français.
La fascination pour les chiffres était ancrée dans les civilisations anciennes – la Chine, l’Inde, les mondes arabe et persan. Mais ces chiffres étaient plus que des chiffres : des nombres dont la contemplation, y compris chez les Grecs anciens, constituait une clé d’accès à l’ordre divin. C’était le Cosmos. L’idée de l’infini trouvait crédit dans les sciences, la physique, l’astronomie, la conquête des espaces. Et en Europe, jusqu’à la Renaissance, il allait de soi que l’homme accompli, le gentilhomme, maîtrisait l’ensemble du savoir de son époque : les chiffres et la philosophie, la physique et la théologie
Au XVIIe siècle émergèrent une pléiade de savants, les Copernic, Galilée, Huygens ou Newton, qui apportèrent un regard critique sur ce qu’ils nommaient une confusion (la confusion corps-âme), et ils posèrent les équations chiffrées en substitution de la logique dialectique qui était dans leur héritage.
Descartes, qui était un mathématicien et un physicien avant d’être un philosophe, a théorisé leur positionnement : avec lui, un virage définitif sera pris, dominé par une notion qui reste ancrée de nos jours : la séparation du corps et de l’esprit, du « mental » et de la matière. C’en était fini de l’esprit sain dans un corps sain cher aux Grecs anciens, le mens sana in corpore sano – traduction latine du précepte philosophique grec kalos kagathos, beau et bon. Désormais, ce serait Cogito ergo sum, je pense donc je suis.
Dès lors, l’être humain s’est senti maître et possesseur de la nature. Il lui faudra régir l’univers par des lois. Dans ses Méditations métaphysiques, Descartes précise : « Lorsque je commence à découvrir les mathématiques, il me semble pas que j’apprenne rien de nouveau, mais plutôt que je me resouviens de ce que je savais déjà auparavant, c’est-à-dire que j’aperçois les choses qui étaient déjà dans mon esprit ». Il y a là l’idée que la loi des nombres est gravée dès la naissance dans les mémoires humaines.
A partir de là, la description du monde et de la nature s’est mathématisée, le cosmos antique s’est dissous. Au XVIIIe siècle, les prémices de la révolution agricole contribuent à asseoir la puissance des chiffres, et donc de l’intelligence logico-mathématique. Des chiffres qui deviennent de plus en plus des éléments de connaissance, puis de prévisions. Ils se dotent d’une force juridique par la gouvernance. La comptabilité est la première institution moderne à avoir étatisé les nombres ! Il fallait compter, bien sûr. Après tout, gouverner c’est prévoir. Les statistiques, les recensements, les projections, les tableaux de bord ont étendu leur pouvoir…
La voie était pavée pour le XIXe siècle, celui de toutes les mesures, de la fabrication d’instruments de chiffrage du temps par les horloges puis les chronomètres, autant de machines pour mesurer l’effort humain au travers du travail jusqu’au taylorisme et son concept barbare d’OST – l’organisation scientifique du travail qui en régit les moindres détails et ne laisse évidemment aucune place à l’imprévu, à l’instinct, aux sens…
Puis, pendant la Seconde guerre mondiale, Alan Turing, un mathématicien britannique, invente la machine qui vaincra le nazisme : une sorte d’ordinateur électromécanique qui, grâce à la puissance des chiffres, permet de décrypter les clés de chiffrage des armées du Reich. C’est la naissance d’une légende universelle qui établit la toute puissance robotique dès lors qu’elle est nourrie de données.
La victoire du calcul sur les autres formes de pensée
Nous assistons, depuis lors, à la victoire du calcul sur toute autre forme de pensée, la fascination pour les chiffres traduisant l’espoir certain d’une transformation d’un savoir en pouvoir, en performance, en vitesse. Nous nous confrontons à une seule intelligence, celle des chiffres, qui mesurent la performance et ce quel que soit le domaine. Nous nous immergeons dans des fictions, jusqu’à nous retrouver bientôt dans un cloud, avec la disparition du vif, de notre corps, d’autres aptitudes que nous perdons de vue et qui sont pourtant en nous.
Gordon Geco et assimilés
Les années 1980 ont vu l’émergence des quadras chefs d’entreprise, lesquels, s’appuyant sur la mathématisation de montages financiers complexes et sur une informatique de plus en plus rapide, ont pu créer des empires et étendre leur pouvoir dans tous les domaines. Un pouvoir sans nuances, binaire comme le langage des ordinateurs qui permettent cette mainmise absolue.
Naîtra aussi une génération de raiders, des « Gordon Geco » flamboyants, des Leverage buy out (un achat à effet de levier, une acquisition par emprunt, un rachat d’entreprise par endettement ou encore une prise de contrôle par emprunt) et des montages complexes en cascades, pour devenir le plus riche et ce, le plus vite possible, le regard rivé sur les cours de bourse et les projections de performance économique, de plus en plus loin du « vivant ».
Avec les années 2000, les ordinateurs se connectent entre eux. L’humanité se réunit dans l’utopie numérique. Les modèles hiérarchiques, les hyper-structures, les institutions et les monopoles vacillent. L’ordinateur, l’internet, colonisent notre intimité et consacrent les mesures de performance collectives et individuelles : nous comptons même le nombre de nos pas ! Le système Web a pour idéologie sous-jacente que le calcul, la mesure et le comptage permettent la modélisation et la reproductibilité.
S’affirme une direction arc boutée sur les statistiques de vente, les nombres de coups de fil, les objectifs quantifiés à atteindre, la stratégie, l’Ebitda (le bénéfice d’une société avant que n’en soient soustraits les intérêts, les impôts et taxes), le Core business (cœur de métier d’une activité commerciale), les skills, le Market sizing, les badges, le nombre de jetons à café, les horaires, les infographies, les reportings chiffrés, la géolocalisation… Même le sexe n’y échappe pas !
Tout se doit d’être enregistré. Ensuite, place aux analyses des performances, aux extrapolations quantitatives, aux jugements de valeur, et aux projections dans le futur sans vouloir vivre le présent. Le règne des Go-pro, des équipements connectés, des montres qui calculent nos données dans l’illusion de penser que les chiffres permettent de mieux se connaître, jusqu’au concept abscons que les systèmes complexes se caractériseraient par l’interaction d’un nombre de variables trop élevé pour que l’esprit puisse les appréhender simultanément et dans un ordre adéquat.
La conclusion qui en résulterait, c’est le besoin d’avoir recours à des algorithmes plutôt qu’à des jugements intuitifs dans le processus de décision. Une approche néo-libérale de gouverner le moins possible et de faire en sorte que le réel numérisé se suffise à lui-même. L’homme devient une data. Il ne dispose plus que d’une adresse mail virtuelle, d’un numéro de téléphone, et bien sûr des chiffres de son compte bancaire.
La performance, qui suppose toujours la mesure d’une prestation que l’on compare aux autres, quel que soit le domaine, devient culte de la performance. Tout ce qui peut nous ralentir dans cette « compétition » permanente, avec soi et avec les autres, est écarté : la spiritualité, le doute, les émotions, les différences.
Une mono-intelligence consacrée
Résultat : un monde où les « intelligents » sont ceux qui font le bac S – les autres ne sont pas considérés assez bons pour accéder aux grandes écoles, donc aux postes les plus élevés. Ils ne font pas partie des « meilleurs », parce qu’ils n’ont pas l’intelligence des chiffres et celle des équations. Or, si l’on regarde autour de nous, force est de constater qu’on peut avoir été tenu pour cancre à l’école, et bien réussir sa vie professionnelle ! Les exemples abondent…
Philippe Bucheton, actionnaire dirigeant d’une des plus grandes sociétés d’immobilier d’entreprise, Bleecker, évoque avec moi les mutations qu’il a vues se produire dans son métier : « L’immobilier, me dit-il, s’est structuré en un centre de profit par l’apport de la finance, aux mains des diplômés de grandes écoles. Là où, il n’y a pas si longtemps, nous parlions encore de ‘bonne gérance’, ils viennent me proposer des ‘affaires’ sous forme de tableaux de rentabilité, sans plans, sans recul, avec des croyances toutes faites, au mépris de la connaissance du substrat inhérent à ce métier : l’architecture, la compréhension des besoins du client, son fonctionnement, son métier, ses hommes, les relations internes… Ils sont bons en chiffres, ils se limitent à ces chiffres. Du coup, au fil des années, je suis redevenu le meilleur en immobilier par des connaissances intuitives qui ne sont pas mathématiques mais qui font intervenir, en priorité, l’élément humain. »
Car la connaissance par les chiffres ne suffit pas. La recherche de performance nous a fait passer en quelques siècles d’une culture de l’irrationnel à une rationalité qui s’appuie sur les seuls chiffres et leur universalité supposée, qui nous a amenés à résumer l’apport qualitatif incontestable par la science au seul quantitatif. En réalité, nous sommes passés dans la sphère de l’irrationalité des chiffres, dans une religiosité dont le dieu est l’intelligence logico-mathématique, érigée en clé unique de l’intelligibilité, donc de la maîtrise du monde au détriment de toutes autres formes d’aptitudes : on considère désormais que l’on ne peut pas améliorer ce que l’on ne peut pas mesurer.
L’homme n’existe plus au cœur du système. Nous avons totalement perdu de vue que pour réussir une intelligence collective, il fallait d’abord s’attacher à celle de l’individu.
C’est ce que répète inlassablement le philosophe Edgar Morin.
« L’épanouissement humain, dit-il, peut se servir de techniques, mais il ne doit pas en dépendre. Il peut-être favorisé, comme contrarié, par ses nouvelles technologies. L’épanouissement de l’individu est lié à deux termes fondamentaux : primo la possibilité de réaliser ses inspirations et, secundo, celle de le faire dans le cadre de communauté avec autrui liée par l’amitié ou l’amour. Pour s’épanouir, un être humain a besoin d’autonomie, de liberté et de communauté. S’il y a communauté sans autonomie, on est étouffé par une sorte de totalitarisme et on bascule dans l’autonomie la plus sordide. Or, nous sommes entre les mains de gens qui croient que le calcul peut tout. Au nom de la compétitivité tous les coups sont permis, sans faire attention à l’immatériel. Cette situation est liée au refus d’aborder les réalités du monde, de la société et de l’individu dans leur complexité. La connaissance est aveugle quand elle est simplement réduite à du quantitatif. L’obligation d’être ultraperformant dans sa discipline a pour effet le repli sur cette discipline, la paupérisation des connaissances et une inculture grandissante. Or il ne faut pas oublier la part d’imprévu, de création, de catastrophe dans l’espèce humaine. Le calcul ne peut pas déceler le plus important chez un individu à savoir le rire, la joie, la passion, l’aventure, la tristesse, le chagrin…Nul n’aurait pu calculer à l’avance le Requiem de Mozart ou la Neuvième symphonie de Beethoven ! ».
L’enjeu a tué le jeu. L’enjeu a tué le je…