Le bonheur est-il lié aux intelligences ?

Quels sont les points communs entre, d’une part, le champion de tennis Rafael Nadal, Jonathan Buirette – meilleur ouvrier de France 2015 section poissonnerie (ça existe et c’est prestigieux ! ), la recordwoman de sélections en équipe de France féminine de football Marinette Pichon, François Pinault (fondateur du groupe Kering et quatrième fortune de France), les cuisiniers Thierry Marx et Alain Passard ; et d’autre part, entre eux et celles et ceux qui ont traversé le confinement du printemps 2020 sans encombre, maîtrisant l’incertitude ?

Le premier groupe est constitué de sportifs, d’un entrepreneur « manuel », de cuisiniers et d’un chef d’entreprise, pourriez-vous répondre. Effectivement, mais quoi d’autre ? Des « champions », chacun dans leur domaine ? Exactement, bravo ! Mais comment le sont-ils devenus ?  Et les autres, les gagnants de la pandémie, comment ont-ils réalisé cette prouesse ?

Ils savent développer merveilleusement ces dix intelligences, ces dix aptitudes avec lesquelles nous venons toutes et tous au monde, qui non seulement permettent de ressentir et de se réinventer mais engendrent une adaptabilité optimale face aux événements incertains.

Ces intelligences multiples, dont nous devons la paternité à Howard Gardner, chercheur à Harvard, sont le thème principal de mon premier ouvrage dans lequel j’ai consigné mes échanges avec nombre de « champions » (Claude Lelouch, Fabien Galthié, Maud Fontenoy, Mélina Robert-Michon, la famille Guy Degrenne, Bertrand Piccard, Frédéric Diefenthal, Lionel Torres, Christophe Dominici, Guillaume Néry…).

Howard Gardner en avait identifié neuf, auxquelles je me suis permis d’ajouter une forme supplémentaire d’intelligence, celle du temps, identifiée après de nombreuses recherches, elles-mêmes confirmées par de multiples entretiens. En effet, la recherche autour de nos fonctions cognitives et du fonctionnement de notre cerveau n’en est qu’à ses balbutiements. Or, en dépit des sommes colossales investies dans des machines de type IRM ou électroencéphalographes et dans la recherche « dure », elles ne suffiront pas pour répondre à toutes nos interrogations sur le fonctionnement du cerveau. Les sciences « molles » observatrices, comme la philosophie, la psychologie ou le coaching, apportent régulièrement leur pierre à l’édifice des sciences de l’analyse du comportement humain au sens large.

C’est dans ce cadre qu’il convient d’accueillir la théorie des intelligences multiples d’Howard Gardner : un contexte scientifique, le fruit de l’imagerie médicale mais aussi de nombreuses observations et de recherches. « L’idée proposée, [indique] Nathalie George – chercheuse au CNRS, est de séparer l’intelligence générale en capacités précises. Pourquoi pas, après tout ? C’est un mode d’explication. Il nous faut accepter le doute, que tout ne se prête pas à l’investigation scientifique, ne pas chercher toujours à valider scientifiquement les observations. Freud disait bien que la psychanalyse n’est pas une science. Nous sommes tous différents et l’enjeu est d’accepter cette idée.»

Earl Howard Gardner et les intelligences multiples

Selon le livre magistral d’Earl Howard Gardner[1], chercheur à Harvard qui résume ainsi trente ans d’observations sur le système cognitif, l’intelligence est un ensemble de potentialités propres à chaque espèce, toutes fondamentales, que nous possédons à la naissance.

Certaines s’ouvrent ou se ferment au cours du temps selon un rythme propre à chaque personne, mais chacune a la capacité de développer toutes ses intelligences, quel que soit son âge et à des degrés divers – cela a notamment été le cas pour nombre d’entre vous pendant la pandémie.

Ces intelligences sont les suivantes :

L’intelligence logique et mathématique : c’est la capacité à calculer, à faire preuve de logique, à analyser, à observer, à résoudre des problèmes, à catégoriser et ordonner, à être rigoureux.

L’intelligence relationnelle : elle caractérise notre façon d’agir et de réagir avec autrui de façon adaptée.

L’intelligence qui-suis-je : c’est la faculté d’introspection, la capacité de décrypter ses propres émotions, de les expérimenter, de les différencier et de les nommer.

L’intelligence visuelle et spatiale : elle permet la représentation mentale d’un environnement, d’un espace. Elle est l’aptitude à se créer des points de repère et elle tient un rôle majeur dans le processus de mémorisation.

L’intelligence kinesthésique : c’est l’intelligence du sportif, de la couturière, du chirurgien, de l’artisan, et même celle du bricoleur du dimanche habile de ses mains.

L’intelligence du verbe et du langage : elle est le pouvoir de penser avec des mots et de les transmettre.

L’intelligence du rythme : elle désigne l’aptitude à penser en rythme et en mélodie, à être sensible à la musicalité des mots, à l’intonation, …

L’intelligence de la nature : c’est elle qui a appris aux êtres vivants à survivre sur notre planète, depuis des centaines de millions d’années.

L’intelligence spirituelle : elle représente le questionnement, au sens très large, sur le sens de la vie et de sa vie.

L’intelligence du temps : elle concerne le « ici et maintenant », la procrastination, l’approche du rythme circadien, le temps vécu et le temps perçu.

Si ces dix intelligences présentes dans le cerveau de chacune et chacun d’entre nous dès la naissance ne fonctionnent pas isolément mais se corrèlent et s’enrichissent mutuellement, nous pouvons d’ores et déjà faire plusieurs constatations importantes au sujet des « champions » qui nous intéressent.

En premier lieu, ils se sont tous appuyés sur une ou plusieurs intelligences très éloignées de leur cœur d’activité pour réussir. Rafael Nadal a ainsi utilisé l’intelligence rythmo-musicale pour « écouter la balle en rythme ». Il appuie sa réussite sur cette aptitude essentielle avant de la frapper (quand nos écoles de tennis prônent le seul suivi du regard …). C’est-à-dire qu’il confie son expertise à un sens continu, qui découle directement de nos origines d’Homo sapiens où le son et l’écoute étaient essentiels à la survie face aux prédateurs. Marinette Pichon et le meilleur ouvrier de France en poissonnerie disposent, quant à eux, d’une aptitude à réfléchir depuis l’enfance à l’existentialité d’événements les concernant directement ou touchant le monde qui les entoure. François Pinault, lui, a très tôt développé une remarquable intelligence naturaliste, fondatrice de son talent de collectionneur d’art. Idem pour Alain Passard. Chez Thierry Marx, c’est l’intelligence verbo-linguistique qui prime – « les mots pour guérir les maux », a-t-il coutume d’exprimer avec justesse.

Par ailleurs, est survenu en 2020 un évènement totalement inédit, la pandémie de Covid-19 et le confinement qui l’a accompagnée, et les grands gagnants ont réussi à passer du stade d’« homo covidus » à celui d’« homo relationnus ». Ils ont également fait montre de résilience, se sont réinventés en développant des ressentis au travers d’aptitudes comme la cuisine, le sport, le yoga, la découverte de la nature, la solidarité, l’écoute, vivre le présent… Par ce tissage de nouveaux liens vis-à-vis d’eux-mêmes et des autres, ils peuvent désormais déléguer leur confiance en eux. Et si beaucoup ont vécu le télétravail comme une souffrance, il y eut heureusement des managers bienveillants qui ont su prendre avec leurs pairs des distances constructives et favoriser la réflexion sur le sens de leur vie professionnelle et personnelle.

Pour faire comme ces « champions », devenir un être accompli en découvrant le secret de vos intelligences, il suffit de créer du lien à soi et aux autres. Tout est en vous et autour de vous, à portée de main ! Illuminer votre vie et celle des autres n’est pas d’aller chercher ici ou là je ne sais quelle méthode pour réussir mais, bien au contraire, d’être dans la joie de puiser dans le formidable vivier de ces dix aptitudes avec lesquelles vous venez au monde.

Tout est là : comprendre en conscience ce qui vous anime. Être libre. Arrêter de tout mettre sur le dos des autres, de votre entourage, de la chance ou du hasard (ils n’existent pas), mais plutôt dominer vos émotions négatives comme la peur, rechercher du sens, retrancher tout ce qui est superflu et vivre l’incertitude comme un champ d’opportunités.

Le bonheur, ce n’est pas seulement être en bonne santé et survivre.
C’est vivre tout simplement, découvrir nos intelligences ainsi que celles des autres pour vivre au mieux la relation, réfléchir aux valeurs de liberté, fraternité, existentialité, justice comme le rappelait le philosophe Comte-Sponville.

Être authentique, en somme.

 

[1] Earl Howard Gardner, Frames of Mind, the Theory of Multiple Intelligences, Ed. New York : Basic Books, 1983.