Le multiculturalisme, un iceberg qui nous veut du bien

Ou comment accueillir les particularismes enfouis de l’autre…

Une délégation française de grande importance (Président de la République, ministres et hommes d’affaires) se rend au Japon. Au programme, la visite du monastère Ryoan-ji, référence mondiale du jardin zen. L’endroit est composé d’un magnifique parc arboré, d’un lac, d’un petit temple et de son fameux jardin sec. Pour pénétrer dans le temple, il convient de se déchausser. La femme d’un ministre de la Délégation, Parisienne jusqu’au bout des ongles, arrive en retard à cause de son shopping. Un taxi la dépose. Elle se précipite dans le temple. Les moines crient alors : « Lady ! Lady ! Shoe ! Shoe ! » Elle leur lance un regard dédaigneux et, face à son incompréhension, ils réitèrent leur demande :
« Lady, shoe, shoe ! » Tout ce qu’elle trouve à répondre, c’est : « Mais ce sont des Charles Jourdan ! »

Cette anecdote résume assez bien l’incapacité de certains à penser que l’autre puisse être différent, qu’il puisse penser autrement. Malheureusement, cela engendre au fil du temps des incompréhensions récurrentes entre les cultures. Nous rencontrons l’autre avec des a priori, une méconnaissance certaine, parfois de la suffisance.

Chacun tend à penser qu’il voit le monde tel qu’il est parce qu’il croit qu’il est tel qu’il le voit. La dimension multiculturelle de l’être humain – et sa conséquence sur nos comportements, n’est pas encore une notion très répandue… Elle est pourtant la clé de notre capacité à vivre en intelligence avec les autres. Confronté à autrui, nous passons par différentes phases : en premier lieu, la protection (je conserve mes codes), ensuite, la minimalisation des différences, puis l’acceptation, l’adaptation et enfin, l’intégration.

Pourtant, avec la mondialisation de l’économie et l’internationalisation des échanges, hommes et entreprises doivent réagir plus vite, être flexibles, mobiles et attentifs aux comportements et codes culturels différents des leurs. Les modèles organisationnels, très souvent issus des universités américaines, tels que le management participatif, les matrices d’organisation, la hiérarchie, sont voués à l’échec dans certaines cultures.

Il convient donc de comprendre avant tout ses propres spécificités culturelles afin de pouvoir prendre en compte celles des autres pour être capable de mieux échanger et partager.

L’image de l’iceberg, assez en vogue aujourd’hui, explique le multiculturalisme : ce que nous voyons de l’autre n’est que la partie émergée (nourriture, langue, histoire, rituels, façons de faire ou de vivre les choses). Sous la ligne de flottaison, existe un ensemble de critères – des plus tacites aux plus inconscients, qui complètent ces spécificités culturelles (valeurs, croyances, vision du monde, ressenti des choses).

Le multiculturalisme ou interculturalité peut se comprendre à travers deux principes. Le premier, comme celui proposé par Fons Trompenaars et Charles Hampden Turner, dont les travaux sont reconnus dans le monde entier, retient sept critères de distinction entre les habitants de pays différents :

  • Universalisme vs particularisme : le premier accorde une grande importance aux lois, aux règles et aux valeurs (États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne), au contraire du second qui tient compte des circonstances particulières (Russie, Chine, Japon) ;
  • Individualisme (États-Unis, Canada, Suisse) vs collectivisme (Japon, Afrique) ;
  • Neutre vs subjectif : dans le premier cas, les personnes déploient un grand effort pour contrôler leurs émotions et c’est la raison qui influence les actions (Royaume-Uni, Finlande, Pays-Bas) ; dans le second (Italie, France, Japon, Espagne, Amérique latine), il est bienvenu d’exprimer ce que l’on ressent ;
  • Spécifique vs diffus : vie professionnelle et personnelle sont clairement délimitées, c’est-à-dire qu’il est possible de travailler ensemble sans avoir nécessairement de bonnes relations (Royaume-Uni, États-Unis, Suisse, Scandinavie) ; ou bien, on accepte un chevauchement et on estime que les bonnes relations sont essentielles pour faire des affaires (Japon, Argentine, Espagne) ;
  • Statut acquis vs statut attribué : les premiers favorisent la performance, peu importe qui vous êtes (États-Unis, Australie, Scandinavie), les autres pensent que vous devez être évalué pour ce que vous êtes (France, Italie, Moyen-Orient) ;
  • Temps séquentiel vs synchronicité : pour les premiers, le temps, c’est de l’argent (États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne), les autres préfèrent réagir aux circonstances plutôt que de suivre un calendrier (France, Japon, Mexique) ;
  • Contrôler la nature vs la laisser suivre son cours : les premiers pensent pouvoir contrôler la nature et conçoivent l’organisation comme obéissant à ceux qui la conduisent (Israël, États-Unis, Nouvelle-Zélande), les autres respectent ce qui est, concentrent leurs actions sur autrui et évitent les conflits lorsque c’est possible (Japon, Chine, Arabie saoudite).

Le deuxième principe relève d’une démarche développée par Gilles Favro, pionnier en France d’une approche émotionnelle de l’interculturalité (on lui doit l’histoire véridique de la délégation française au Japon racontée plus haut). Il considère que l’émotion est universelle, mais que son expression est liée aux cultures et qu’elle est modulée par l’apprentissage : « Il faut aborder le multiculturalisme par les émotions, et c’est mon principal reproche envers d’autres travaux sur le sujet. Il y a deux types de répondants : le pavlovien, la réponse automatique, mais un autre qui se développe avec les conséquences. Par exemple, si je suis enfant et qu’on me fait comprendre que mes colères ne sont pas appropriées, je vais modifier l’expression de ma colère mais je ne m’autorise pas à la contacter si elle est socialement inadaptée. »

C’est donc une approche plus centrée sur les besoins de la personne. Pour Gilles Favro, il faut vivre non pas avec son cadre de référence mais avec celui de l’autre, après avoir travaillé sur soi, se rendre apte à accepter que l’autre puisse avoir un ressenti différent.

« Dans toute situation où il y a une relation, il faut se demander : est-ce que je suis capable d’aborder la perspective de l’autre, d’inférer son cadre de référence et de prédire ses comportements afin d’adapter les miens en conséquence ? » Ce sont les compétences cognitives, émotionnelles et sensorielles qui permettent de se connecter au monde de l’autre, en reconnaissant qu’il peut penser de manière vraie ou fausse mais en acceptant qu’il ne nous appartient pas de juger.

L’exemple qui suit illustre ce processus : Deux équipes, l’une japonaise, l’autre française, travaillaient sur un projet qui était à l’arrêt à cause de dissensions fortes entre les deux cultures, avec des griefs avérés, documentés, chez chacune d’elles. Le travail de Gilles Favro consista à définir la représentation de l’autre en demandant à chaque équipe de schématiser sur une feuille la manière de travailler de l’autre équipe. Le dessin des Japonais au sujet des Français représentait le chaos, celui des Français, un carré. À partir de ce constat, il a été possible d’aller plus en profondeur pour comprendre les besoins réciproques. Les Japonais ont une tendance culturelle à discuter d’un projet autour d’une table, parfois très longuement mais jusqu’à ce qu’un consensus existe, ce qui irritait les Français qui ont tendance à démarrer tout de suite le projet, à avancer par étapes, quitte à être bloqués et à revenir en arrière, souvent sous les ordres d’un leader, ce qui exaspérait les Japonais.

Dans les représentations émotionnelles, il y avait de la colère, légitime au regard de chacune des perspectives qui relèvent de la culture. Les Japonais nous cachent des choses, pensaient les Français. Côté japonais, colère et frustration face à l’arrogance, la demande des comptes et surtout l’individualisme. Il a donc fallu travailler sur ce qui rapprochait les équipes, prêter attention à la sensibilité émotionnelle de l’autre, adapter les comportements en respectant le vis-à-vis, s’ouvrir au collectif, avancer au rythme général de deux équipes en considérant celui de chacune. Côté japonais, le travail a aussi porté sur l’expression des ressentis, puisqu’un Japonais, même dans une grosse colère, ne dit ni ne montre son émotion. Cela a porté ses fruits en quelques séances, lorsque chaque groupe a pris conscience que tous poursuivaient le même objectif.

« Les comportements observables nous permettent de comprendre ce qui se passe quelle que soit la nationalité : la posture, la manière de respirer, l’expression de la colère… l’ensemble des comportements somatiques, les émotions transmises par le corps. Les patterns comportementaux sont semblables quelle que soit la nationalité, conclut Gilles Favro, cette dimension concerne également les habitants d’un même pays, mais d’origines différentes. »

Et, lorsque nous comparons la létalité de la Covid pays par pays, nous observons que l’Extrême-Orient enregistre des taux parmi les plus bas du monde. C’est le cas de la Corée du Sud, du Japon, de Taiwan, Hong Kong, Singapour et de la Chine, dans une moindre mesure.  « C’est le résultat de choix scientifiques et politiques efficients, précise Gilles Favro. Ces pays ont une forte culture du risque et une culture des épidémies héritée notamment du SRAS en 2003 et du MERS en 2012 ». Les stratégies mises en œuvre par les gouvernements ont été efficaces et appliquées sans délai – notamment une politique de dépistage massive permettant d’isoler et de prendre en charge le plus rapidement les porteurs de virus, accompagnée d’une utilisation de la technologie pour le traçage numérique des cas contacts. À cela s’ajoutent le civisme de la population et une culture du respect des règles collectives des mesures barrières, qui ne sont strictement pas les mêmes que celles des pays occidentaux. Dans les sociétés asiatiques, dans lesquelles le groupe prime sur l’individu, on porte ainsi un masque lorsque l’on se sent constituer un danger pour les autres, par exemple lorsqu’on est enrhumé, etc.

Votre origine, vos particularismes, ont donc une influence majeure sur votre sens profond de la relation.